Ses longs doigts pianotaient habilement entre les CDs, à la recherche d'un artiste particulier. Ses yeux s'attardaient à demi sur les titres d'albums tandis que les boîtes en plastiques défilaient à une vitesse affolante. Il finit par brandir un CD au client, sans un regard. Le visage dissimulé sous un rideau de cheveux blonds, il observait les étagères qui le surplombaient avec un intérêt feint. Son regard allait de droite à gauche, en quête d'une erreur de catégorie. Il avait déjà oublié la présence du client à ses côtés. Par ailleurs, ce dernier, déstabilisé par une attitude aussi désinvolte, finit par tourner les talons en grommelant un remerciement inaudible. La chaleur était étouffante dans la boutique, et les ventilateurs à eux seul ne suffisaient pas à rafraîchir l'atmosphère lourde. Pour autant, Léandre portait un bonnet et un long tee-shirt noir bien trop grand pour lui, à l'effigie d'un groupe de musique. Il errait désormais dans les multiples rayons du magasin, dans l'attente d'un client indécis ou d'une livraison de dernière minute.
-Hearst !
Sans réaction à l'appellation de son nom, il poursuivit sa déambulation hagarde, les mains s'attardant parfois sur les rayons. Une série de jurons perça l'air brûlant.
-HEARST !
Avec une lenteur exaspérante, Léandre se raidit et pivota sur ses pieds. Indifférent, il toisa son interlocuteur. Franck, son patron, se postait à quelques mètres de lui, les mains sur les hanches.
-Mais qu'est-ce que tu fous ?
Ses yeux observaient les alentours, en quête d'une réponse. En réalité, elle lui était si évidente qu'il la trouvait stupide.
-Bah je bosse, déclara-t-il, nonchalamment.
-Bien sur. Les clients sont à l'opposé, idiot. Dépêche !
Léandre prit une grande inspiration et se dirigea vers l'avant du magasin, les pieds traînants.
-Et un peu de motivation ou tu restes jusqu'à la fermeture.
La menace eut l'effet escompté. Durant le reste de la journée, le jeune homme travailla avec grande efficacité. Il se tenait désormais devant la vitrine de son lieu de travail, un sac en bandoulière sur l'épaule, et une cigarette à la main. Un service terminé à dix-sept heures tapante. Il lui restait trois heures avant que la nuit ne tombe. Un jeu d'enfant. Léandre s'éloigna du disquaire et s'assit à même le sol, quelques mètres plus loin. Il observait avec attention la rue. Les personnes qui faisaient leurs courses, celles qui buvaient un verre à la terrasse d'un café ou encore celles qui rentraient d'une journée intensive. Il haïssait chacune d'entre elle. Il détestait leur air supérieur et leur sourire béat qui reflétait une existence quasi-parfaite. Il les toisait d'un air méprisant et se plaisait à s'imaginer les tuant un à un. Un geste empreint de folie et de conséquences affligeantes, mais qui le libérerait d'une pression si opprimante, d'un poids si écrasant. Il leva les mains, cigarette en bouche, comme s'il tenait une arme à feu, et tira virtuellement sur chaque passant. Chaque coup de feu était accompagné d'un bruitage digne d'un film à petit budget. Il visualisait les corps des passants tomber comme des mouches, s'étendre mollement sur le sol dans un bruit sourd. Il voyait le visage terrifié des dernières victimes, le sang qui éclaboussait violemment la douceur des pavés blancs. Il appréciait détenir une maîtrise parfaite de la vie d'autrui, avoir le pouvoir de décision sur leur destin. Il aimait se projeter à leur enterrement et entendre leur cris silencieux et leur pleurs déchirants. Il voulait qu'ils souffrent eux aussi. Qu'ils hurlent de désespoir et qu'ils le supplient de les épargner. Il entendait leur cris d'épouvantes, et surtout le silence morbide qui précéderait le carnage. Une étendue de son silencieux, juste perturbée par sa propre respiration, probablement sifflante par l'excitation. Il imaginait l'arme entre ses mains, encore chaude. Il sentait la pression du canon contre sa tempe et l'adrénaline du tir. Il appréciait la douceur de la fin d'une vie, l'appréhension du choc et l’extase de ne plus se sentir vivant. Un léger sourire s'empara du dessin de ses lèvres. Le contact de la cendre brûlante sur son bras gauche le fit ouvrir les yeux. Il avait toujours la main droite pointée sur la tempe. Il souffla sur son bras et écrasa sa cigarette. La cicatrice encore rose sur son poignet attira son attention. Il l'observait à hauteur de nez, fasciné par la chaire rosâtre. Elle devait dater de quelques semaines tout au plus. Quand il avait volontairement écrasé les braises cuisantes sur la peau fragile de son poignet. Il faisait ce qu'il pouvait pour s'en sortir. C'était un triste constat, mais déterminant pour lui. S'il arrivait à vivre, à avancer, où était le problème ?